[compte-rendu de l’ouvrage : Les Origines troubles de l’épidémiologie. Comment le colonialisme a transformé la médecine, Jim Downs, Autrement, 2022, 360 p.]
En 1845, une épidémie éclate à Boa Vista, île portugaise du Cap-Vert. Les habitants libres et les esclaves l’attribuent à un navire anglais ayant fait escale. Venu enquêter, un médecin britannique interroge les blanchisseuses qui lavaient le linge des marins. L’une d’elles, que le médecin qualifie de « négresse », explique que son frère « est tombé malade après avoir transporté des cadavres à enterrer ». Selon l’historien Jim Downs, qui rapporte l’histoire, ce type d’informations contribua à l’élaboration du savoir épidémiologique au 19e siècle. Celui-ci ne se serait donc pas construit par la seule observation des épidémies des grandes villes occidentales, mais aussi grâce aux études faites sur les populations captives telles que soldats, esclaves et sujets colonisés. La puissance administrative des empires coloniaux a permis de récolter, centraliser, analyser et partager ces données. L’épidémiologie serait donc pour partie fille du colonialisme, de l’esclavage et de la guerre.
Certes le livre a des limites : ses huit chapitres, consacrés à autant de cas, des cales des bateaux négriers du 18e siècle aux champs de bataille de la guerre de Sécession, laissent l’impression d’un kaléidoscope. On regrette aussi un peu de n’avoir aucune information sur les pratiques de santé des populations étudiées : si J. Downs tente de redonner voix, autant que faire se peut, aux malades, ces « fantômes oubliés dans les ténèbres des archives », il les présente presque toujours comme passifs face au mal qui les atteint. Pourtant leurs pratiques affleurent discrètement dans les sources, par exemple lorsque certains Jamaïcains refusent d’enterrer les morts lors de l’épidémie de choléra de 1850-1851. Ces limites n’entament pas la valeur de ce livre, qui élargit notre vision de la construction du savoir médical occidental et qui fut d’ailleurs salué par la critique lors de sa sortie aux États-Unis en 2021.
Paru dans Sciences Humaines n° 353 – Décembre 2022