« Savoir véritablement, c’est savoir qu’on sait ce que l’on sait et savoir qu’on ne sait pas ce que l’on ne sait pas », professait Confucius. Depuis une vingtaine d’années, « savoir ce que l’on ne sait pas » est devenu un véritable sujet de recherche. L’ignorance peut en effet être délibérément construite, comme l’a montré l’historien Robert Proctor à propos des industriels du tabac. Ceux-ci sont parvenus à dissimuler longtemps le lien entre tabagisme et cancer du poumon en finançant des études sur d’autres causes.
Or l’ignorance vient souvent renforcer des inégalités sociales, de genre ou de race. C’est sur cette articulation que se penche ce petit ouvrage collectif dirigé par les sociologues Soraya Boudia et Emmanuel Henry. Plutôt que se concentrer sur « quelques grands acteurs ou secteurs industriels », le livre met en lumière les dimensions sociales et structurelles de l’ignorance. Malcolm Ferdinand et Nathalie Jas, par exemple, analysent le cas de la chlordécone aux Antilles. Ce pesticide interdit aux États-Unis dès 1975 en raison de sa toxicité est pourtant utilisé dans les bananeraies des Antilles jusqu’en 1993. L’opacité est ici permise par des rapports sociaux postcoloniaux marqués par la violence : en 1974, les ouvriers mobilisés contre l’usage de ce toxique sont fermement réprimés. Le cas du covid-19 présenté par Nathalie Bajos et Émilie Counil montre de son côté que l’ignorance peut creuser les inégalités même lorsqu’elle est involontaire. Pour comprendre pourquoi le virus ne tuait pas uniformément, les modèles classiques biomédicaux se sont révélés insuffisants. C’est une attention soutenue aux données sociales qui a permis, grâce à une base de données ad hoc, de montrer la surmortalité des personnes racisées.
Cet exemple illustre la manière dont notre modèle de santé publique tend, involontairement, à invisibiliser certaines inégalités de santé. Le livre intéressera à la fois le lecteur désireux de réfléchir à l’articulation entre ignorance et inégalités intersectionnelles, et celui qui souhaite s’initier à la littérature sur l’agnotologie, discipline désormais incontournable de l’histoire des sciences, mais aussi de l’action publique.
Les Politiques de l’ignorance, Soraya Boudia et Emmanuel Henry, PUF, 2022, 100 p., 9,50 €
(Sciences Humaines, n°352, octobre 2022)